Une cascade *
Je vis ma vie comme une to-do-list. A chaque trait tiré, la colonne s'agrandit. Brave petit soldat, sans un mot plus haut que l'autre, sans un geste hors des codes. Je n'ai qu'une obsession, elle enfle par le vide ou le plein. Rien n'apaise cette pensée, personne ne l'éloigne. Elle m'accompagne en permanence, elle trompe notre monde. Elle n'est jamais vaincue, ni même tenue à distance. Elle se sur-imprime sur les écrans de cinéma, au fond des verres, sur les interlignes des livres, s'invite dans les dialogues, dans les rêveries, colore les pavés de Paris... Il n'y a qu'elle. Encore et toujours. Comme mon ombre qui me précéderait.
La guerre est loin d'être la solution, mais il faut parfois mener bataille pour trouver la paix. Je l'ai cru. J'ai perdu. Je ne suis pas un bon soldat pour ma vie. Mais aujourd'hui je me moque des trophées. Plus encore de celui-ci. Je ne regrette même plus ma défaite. Comme la nuit tombe chaque soir, les armes que j'ai cru détenir tombent de mes mains. Je ne les regrette pas davantage. Je déplore seulement qu'elles ne finissent pas le saccage dans un mouvement contraire.
Je regarde le monde vivre, les gens rire ou pleurer, je donne de l'élan aux gorges déployées ou sèche des larmes, pose les pansements, entretiens la conversation, et je ne me surprends plus à déplorer ne pas savoir incarner ma propre vie comme ces âmes animées que je croise. Des âmes qui se débattent jusqu'au sang, qui crient, reculent, reprennent des forces, du courage, des envies, de la vie, qui choisissent, élissent, décident. Des âmes qui existent parce qu'elles vibrent entre les graves et les aigus. Ma gamme d'émotions tient du monochrome, à peine du frisson. Je ne suis pas davantage que le bruit du vent et je m'en contente. M'en réjouis peut-être. Je n'aime que les vagues qui se brisent sur les falaises roses de la Bretagne du Nord. Je ne cille pas, en reste à la platitude comme des veines vides des écoulements sanguins pulsés par des battements réguliers. Tout s'écoule quand il s'agit de poser un "je". Mon coeur comme une plume d'oiseau.
Je vis ma vie comme une to-do-list, ni plus ni moins. Je ne crois même pas avoir une miette d'envie, au fond de mes poches, quand il s'agit de dresser mes lendemains. J'avance d'une aube à un crépuscule, d'un jour de bureau à un jour de lessive, d'un jour férié à un jour de promo. Le strict minimum et le summun de mes capacités. Je traverse les ans dans des agendas soigneusement garnis. Je ne cherche pas plus grand, plus doux, plus lumineux, plus sécurisant, plus maternant. Les heures à m'en croire de taille ont périclité dans les abysses de mes nuits blanches. Elles ont dévoré jusqu'aux bribes de souvenirs de mes projets d'enfance.
Je ne suis forte que dans la chute. Je donne tout ce qu'il faut à qui de droit. On ne m'en demande pas plus, on m'en demande toujours trop. Je rejoins le silence proportionnellement aux exigences que l'on me soumet. N'attendez pas de réactions de mes émotions maquillées pour masquer leur épicentre racorni. Je regarde le monde tourner, mes amis grandir, vieillir, construire, devenir, aimer, vouloir, enfanter... Je ne suis ni jalouse ni envieuse. J'implore seulement l'oubli et le silence des points d'interrogations. Entre les volutes de mes cigarettes, je ne formule plus aucun souhait aux étoiles, j'ai appris ma leçon. J'attends, et on ne peut rien me reprocher.
Je voyais les jours de l’année s’étaler devant moi, comme une succession de boîtes blanches, brillantes, et pour séparer chaque boîte de la suivante, il y avait comme une ombre noire, le sommeil… Malheureusement pour moi, la longue zone d’ombre qui séparait les boîtes les unes des autres avait disparu, et je voyais chaque jour briller devant moi une sorte de large route blanche, désertique. Il me semblait idiot de laver un jour ce qu’il faudrait relaver le lendemain. J’étais fatiguée, rien que d’y penser. Je voulais faire les choses une fois pour toutes et en finir avec elles pour de bon. Sylvia Plath - La cloche de détresse
Photo : Anna Gaskell
* : une cascade de déchirures invisibles - Boris Cyrulnik
Musique : L'obsession
Humeur : Indicible