Nina Bouraoui.
Un sujet ajouté à moi, j'abrite
une petite poupée russe, sévère et capricieuse, ma maladie est une
invitée, elle circule et dévaste, s'endort puis se réveille.
[...] Chacun soulagerait l'autre en portant le mal à tour de rôle, nous serions jumeaux puis cadavres siamois.
Je me nourris du dedans, mon
paysage est la caverne de mes entrailles, ma vie est pas une fille du
dehors, elle définitivement rentrée, sous cloche et sous silence.
Je m'assaisonne puis me dévore, je suis mon propre anthropophage, je me nourris de moi.
[...]
La maladie n'est pas l'unique raison de mon exclusion. L'inconscient a
saisi un relais invisible. Je suis sous emprise. Un secret me retient
ici. Je n'en ai pas la connaissance mais j'en possède la sensation.
La maladie m'exclut du monde, je
suis à part, quelques rémissions m'obligent à prendre la route du
collège, j'y mets un pied, deux doigts, un quart d'ongle puis rechute.
Ma différence est flagrante : mon teint pâle, mon visage émacié, ma
silhouette chétive n'ont pas leur place dans les bousculades, les
bagarres, les jeux, les cris des enfants. Je suis l'anormalité, le
défaut, la douleur et le souffre, l'inconnue du deuxième degré, la
chose qu'on redoute mais qui est là, évidente, affreuse, insolente. Je
suis la tache. Je fais le guet de mon ombre au milieu de la cour de
récréation, les mains dans le dos, j'attends : une ambulance, une
infirmière, une tente à oxygène.
[...] je préfère mon malheur à la
défaite du monde, je reste à la périphérie de la vraie vie, en position
de retrait. J'ai choisi ma peine, je suis la cible et son viseur, je la
compose, la cerne, la connais bien, je méprise le mensonge des hommes
de l'extérieur. Ma vérité est contenue dans mon corps et dans ses
façons de périr, j'ai brûlé les étapes, j'ai côtoyé l'infini, allongé
sur un brancard, sans souffle, entre la terre et le néant. Ma crise
d'adolescence est une crise d'asthme. Interminable. J'étouffe d'amour
et de haine rentrées, j'asphyxie de rejets et de dépits, je m'étrangle
et je sais pourquoi.
Je mourrai jeune. Je me vois partir à mi-chemin de ma construction, je déserte mon destin, j'abandonne l'outil, un ouvrier déçu lègue son travail à la terre puis à l'oubli. Je laisserai tout en plan avant la maturation, l'apogée du corps humain. Je quitterai ma peau, ses sécrétions, son odeur forte, sa pellicule de poils drus ou parsemés. Ma ligne de vie est si petite, une moitié d'aiguille de pin dans ma paume tendue, une miette oblongue dans ma paume fermée; elle est courte ou raccourcie par la haine, la coquille, l'orbite du mauvais œil. Je ne me vois pas vieillir.
Photo : Edona.
Musique : le silence de mon souffle.
Humeur : trop sombre pour qu'existe un adjectif qualificatif à lui accoler.