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Alors je suis montée. Et sans détourner les yeux, j'ai regardé. J'ai fixé droit en face de moi. Je me suis regardée. Moi, et ce corps. J'étais montée pour ça. Pour regarder. Un pied. Puis l'autre. Sur l'abatant rabaissé des toilettes. Le miroir dans l'axe. Je me suis alignée. Il fallait
que je sois en face. Pile. A la hauteur. A la parfaite verticale, parallèle. Sans qu'aucun angle incliné ne viennent
modifier le reflet. Il me fallait monter, pour regarder. Pour me regarder vraiment. Une fois pour toute. Alors je suis montée. Il ne fallait plus de ce mensonge là, celui des angles avantageux. Des coups d'œil, qui, à peine, jetés, étaient repris. Des impressions fugaces dans les vitrines. Je me devais de regarder. J'avais tout enlevé. Préliminaires au supplice. Rien ne devait masquer l'état. J'ai tourné. Sous toutes les coutures. Pour mesurer.
J'étais là-haut. Perchée. Et j'ai regardé. J'ai tracé de mes doigts les contours de ce corps que je ne voulais pas reconnaître. Me suivant des yeux. M'épiant. Tentant de me rassurer, pour continuer. Terminer le travail. En finir de cet état des lieux laborieux. J'étais montée pour cela. Les sensations jusque là repoussées ont rejoint la réalité des faits. Des états. Double preuve des sens cumulés. Indéniable.
Je le savais. Je l'avais aperçu, quelques heures auparavant, à peine. Je le sentais depuis quelques semaines déjà. Mais je ne voulais pas y croire. Je ne le pouvais pas. C'était beaucoup trop douloureux. J'avais fermé les yeux sur les faits trop lourds.
Mais voilà, cette fois, j'étais montée. En sueur. Encore tremblante de ce rêve qui n'avait rien de chimérique. Juste un reflet obsédant qui m'avait poursuivi derrière mes paupières closes. Cela fait des semaines que ses dérivés hantaient mes courtes nuits. Alors, levée, j'avais décidé d'affronter le miroir. Pour une fois. Une fois pour toute. Et pour cela, pas d'autre possibilité que de monter là, sur la cuvette fermée. De tout regarder, détailler, dans sa globalité.
J'étais montée pour cela. Juste pour cela. Pour voir. Et j'ai vu. Tout. Trop.
J'étais enfin montée. Je ne devais pas redescendre avant d'en avoir fini. Je ne suis que tombée.
Je ne suis pas de celles qui auront su faire de ce passage de leur vie, une force. Un élan. Malgré mes espoirs, mes efforts et mes prières murmurées du fond de mes draps. Il me reste souvent de cette histoire un sentiment d'échec. La sensation non pas d'avoir vaincu, mais perdu. Pour gagner si peu ensuite. De m'être perdue. Un manque et une profonde honte de ce que je suis à présent. De ce corps que je porte. De toutes mes failles qui ne mènent à rien. Quelques fois, j'ai le sentiment que c'était mieux avant. L'impression d'avoir perdu un succès si chairement acquis, et avec lui la revanche que j'avais prise sur moi-même et sur mon passé. Nostalgie, non pas de l'anorexie. Mais de l'anorexique. Du corps anorexique. De la force d'alors, indépendante et solide. Bien sûr, il y a la chute, ensuite. Bien sûr, c'était une victoire mensongère. Elle tue plus qu'elle ne porte. Bien sûr. Et pourtant ...
The Last Breath By ElifKarakoc.